« L’infini dans un roseau », d’Irene Vallejo

Présentation de l’œuvre

Titre : L’infini dans un roseau. L’invention des livres dans l’Antiquité.

Autrice : Irene Vallejo

Éditeur : Les Belles Lettres

Parution : 10 Septembre 2021

EAN/ISBN : 9782251452210

Résumé : Quand les livres ont-ils été inventés ? Comment ont-ils traversé les siècles pour se frayer une place dans nos librairies, nos bibliothèques, sur nos étagères ? Grâce à son formidable talent de conteuse, Irene Vallejo nous fait découvrir cette route parsemée d’inventions révolutionnaires et de tragédies dont les livres sont toujours ressortis plus forts et plus pérennes.

Qu’est-ce qui t’a amenée à lire L’infini dans un roseau?

C’est au détour d’un voyage que ma rencontre coup de foudre avec L’infini dans un roseau a eu lieu. J’ai repéré cet essai en me baladant dans le Relay de l’aéroport de Lyon Saint Exupéry (je vis dans le lyonnais). Sa couverture atypique, blanche et épurée, a tout de suite attiré mon œil. Ses titre et sous-titre m’ont intriguée et son résumé a achevé de me conquérir.

Je ne l’ai pourtant pas acheté à ce moment-là, me disant que ce n’était pas mon style de prédilection, qu’il était quand même sacrément costaud (500 pages tout de même!) et que cet achat pouvait attendre. Sauf que… je me rendais à Bordeaux, ma ville natale, où se trouve ma Mecque livresque, la librairie Mollat, dans laquelle je me rends à chacune de mes incursions dans le bordelais. Et là, ce fut le drame… mais non, je plaisante!

Vous pensez, j’ai été plus que ravie de céder à ce que j’ai considéré comme un signe, un appel du pied de ce livre qui voulait que nous nous rencontrions et que nous restions ensemble! Je n’ai en effet même pas eu à le chercher : mes yeux se sont posés sur lui par hasard en entrant à Mollat alors que je me dirigeais vers mon rayon polar chouchou! Ni une, ni deux, je l’ai embarqué en passant.

C’est ainsi qu’a débuté ma relation avec ce qui est à ce jour le plus beau livre que j’ai jamais lu.

De la difficulté de chroniquer un livre qui vous a bouleversé

Ce livre est à ce jour le plus difficile que j’ai eu à chroniquer car tous les mots du monde ne rendront jamais la puissance du tsunami d’émotions que j’ai ressenti en le lisant.

C’est simple : je l’ai lu en janvier et je rédige ma chronique en août car je me suis suffisamment remise de ma lecture pour pouvoir vous en parler de façon plus objective et constructive. Si je l’avais chroniqué à chaud, je n’aurai pu vous dire que « il est génial, il est parfait, c’est un coup de foudre, lisez-le, achetez-le! », ce qui, soyons honnêtes, est un peu limité comme argumentaire! J’ai tendance à fuir ce type d’avis, ce n’est pas pour vous en donner un échantillon sur mon blog, surtout sur LE livre qui m’a marqué parmi tous ceux que j’ai lu depuis mon enfance, et croyez-moi, il y en a eu!

Enfin, une autre difficulté réside selon moi dans le fait que je trouve plus facile de développer une critique négative qu’une positive. Je ne sais pas si c’est le cas pour vous mais lorsque plusieurs éléments dans un livre ne me plaisent pas, je les repère vite car ils m’énervent en gâchant ma lecture. Je suis donc en mesure d’en dresser une liste qui justifie mon ressenti et ma chronique s’organise autour de ces points. Mais quand c’est le livre dans son ensemble qui vous a captivé, que vous n’arrivez pas à distinguer les ressorts qui ont fait que vous avez succombé, c’est beaucoup plus compliqué… Je sais maintenant un peu mieux ce qui m’a séduit dans L’infini dans un roseau mais une part majoritaire de l’attrait que ce livre a exercé sur moi relèvera toujours de la magie à mes yeux.

Ceci dit, trêve de blabla! Voyons de plus près ce qui a fait que L’infini dans un roseau est pour moi l’essai que toute personne amoureuse des livres doit avoir lu au moins une fois dans sa vie et se doit de posséder.

Irene Vallejo, Shéhérazade des penseurs et chercheurs du XIXè siècle.

C’est peut-être le premier élément magique de cet essai et il va être difficile à expliquer ! Irene Vallejo a en effet cette capacité extraordinaire à vous perdre sans vous perdre dans son récit. Elle part d’un point Z et vous entraîne via B et T à rejoindre le point A, cœur névralgique de son essai. Compliqué, n’est-ce pas?

Elle s’appuie sur un travail de recherche très poussé, étant elle-même chercheuse (elle a un doctorat en philologie classique). Cependant, jamais vous ne ressentez le côté rébarbatif que pourrait avoir un cours d’histoire ou un essai pontifiant. Lorsque vous attaquez un chapitre et que vous ne comprenez pas de prime abord le lien entre le thème abordé et le sujet du livre, comme par exemple dans l’introduction où elle décrit de mystérieux cavaliers sillonnant la Grèce, à chaque fois Irene Vallejo vous ramènera au sujet par une des circonvolutions dont elle a le secret. Quelle que soit la section de l’essai, vous reviendrez toujours à l’invention des livres et tout ce que vous avez lu jusque là et qui vous paraissait hors sujet trouvera sa justification et sa logique dans l’explication de parcours qu’elle donne. Tout est expliqué, rien n’est laissé au hasard mais vous avez pourtant cette impression de spontanéité dans le récit, comme si les idées lui étaient venues dans cet ordre naturellement. C’est brillant!

La construction intellectuelle est donc très fine et bien particulière et elle est magnifiée par le style d’écriture d’Irene, Shéhérazade des penseurs et chercheurs du XIXème siècle. Grâce à son talent inné de conteuse, vous apprenez une myriade d’anecdotes historiques sur la création du livre sans même vous en rendre compte et surtout, sans jamais vous ennuyer et sans jamais avoir de sensation de répétition. Elle a de plus cette capacité extraordinaire à vous faire réfléchir et penser par vous-même, en vous accompagnant dans son raisonnement qu’elle vous permet de vous approprier. Attention, je ne dis pas pour autant que la lecture de L’infini dans un roseau est facile! Elle est fluide et extrêmement agréable mais il m’a été parfois nécessaire de faire des pauses car le savoir exposé et la structuration de pensée d’Irene Vallejo nécessite une certaine gymnastique intellectuelle qui peut fatiguer l’esprit. De plus, l’essai fait quand même 500 pages, sans compter les notes et la bibliographie : ce n’est pas rien!

Il n’en reste pas moins que ces 500 pages se dévorent avec délectation. Vous voulez en savoir plus, vous voulez comprendre pourquoi Irene évoque ces chevaliers qui parcourent les terres grecques sous les yeux de paysans méfiants. Bref, vous voulez continuer à lire!

Les livres, survivants de l’histoire

On entend très souvent dire que le livre est mort, qu’il ne survivra pas aux nouvelles technologies mais Irene Vallejo nous rappelle que nous avons toujours des fragments des premiers ouvrages qui ont jamais été écrits. Pour elle, et l’Histoire lui donne raison, aucun support ayant servi à écrire n’a vraiment été supplanté par un autre. Aux tablettes d’argile ont succédé le papyrus long et fragile, le parchemin puis la pâte à papier que nous connaissons aujourd’hui. Chacun des supports a copié, recopié, annoté ce qui figurait déjà sur des supports plus anciens, et les musées regorgent d’exemplaires uniques de ces supports.

C’est ainsi que l’Iliade et l’Odyssée d’Homère ont survécu à travers les siècles (même si c’est sous forme partielle), que des morceaux des textes de Socrate, Platon, Aristote, Euclide, Pline, César, Charlemagne et tant d’autres nous sont parvenus, que des tapisseries retraçant l’histoire des Indiens d’Amérique existent toujours, que les hiéroglyphes ont pu être déchiffrés. Ces écrits anciens sont le fondement de la culture occidentale, et il existe la même chose pour d’autres cultures sur d’autres continents.

Pour Irene Vallejo, la force du livre réside dans la capacité continue qu’a eue l’homme de l’adapter à ses besoins et à ses ressources locales. Pour elle, le livre ne mourra jamais car tel le Phénix, il s’est toujours relevé de ses cendres, même si c’est partiellement et partialement. Grâce à la ténacité et à la volonté de plusieurs personnages de pouvoir et au dévouement de passionnés (les érudits du temps d’Alexandre Le Grand, les moines copistes, les bibliothécaires, les libraires…), il a traversé les siècles et continue d’exister aujourd’hui. Sa forme a changé, sa fonction aussi; son public s’est élargi. Certes, une grande partie des savoirs antiques sont aujourd’hui perdus à jamais mais Irene Vallejo nous rappelle la chance incroyable que nous avons d’avoir encore une trace, même infime, de ces écrits fragiles qui ont été protégés de l’usure du temps, des guerres, des incendies, des animaux et autres fléaux par des passionnés qui ont pu parfois même mourir pour eux.

L’invention du livre comme porte d’accès à de multiples sujets.

L’une des très grandes forces de cet essai est que son thème central permet à l’autrice d’aborder des sujets extrêmement variés qu’elle arrive à lui rattacher de façon naturelle. Imaginez que l’invention du livre soit la pièce centrale et d’entrée à partir de laquelle toutes les pièces d’un appartement sont distribuées en étoile, chaque pièce étant un sujet. A partir de l’invention du livre, Irene Vallejo aborde plusieurs grandes questions encore d’actualité de nos jours : l’évolution des supports d’écriture, l’accès au savoir, les manières de lire, la lutte pour le pouvoir qui passe par l’éradication de l’écrit et la confiscation du savoir, l’influence des religions qui a décru avec l’extension de l’alphabétisation, le féminisme avec l’oubli qui pèse sur les premières femmes autrices, les guerres qui ont très souvent ravagé les traces écrites, les bibliothèques qui ont survécu depuis la Grèce Antique et même au-delà ou encore l’écologie.

La lutte pour la reconnaissance des droits et des apports des femmes dans l’Histoire est ainsi abordée par le prisme des personnages féminins dans les livres et par les premières autrices connues dans l’Antiquité. Mais attention, Irene Vallejo ne se contente pas de les lister et de réciter leur biographie : ce serait trop banal! Pour plusieurs d’entre elles, elle tente d’expliquer, sources à l’appui, esprit critique et objectivité en bandoulière, le rapport qu’elles pouvaient avoir avec leur production littéraire et les hommes de leur époque. Elle tente ainsi d’expliquer de façon rationnelle et imagée en même temps les raisons de la disparition des femmes dans les origines du livre. Le discours féministe qui est tenu dans certaines sections de l’essai est ainsi cohérent sur le plan historique et rhétorique : en maniant les hypothèses, en rappelant le doute constant propre à l’historien, en citant ses sources et en replaçant le tout dans un contexte historique précis, Irene Vallejo nous offre une vraie démarche didactique et nous aide à exercer notre propre esprit critique sur son œuvre à elle. Quand je vous dis que c’est une magicienne!

conclusion

Vous l’avez compris, L’infini dans un roseau est donc une véritable déclaration d’amour aux livres. Sans en faire des tonnes, en rappelant des faits historiques qu’elle relie entre eux, Irene Vallejo souligne la force et la fragilité de cet objet que nous aurions pu, en tant qu’humains, éradiquer totalement.

Vous décrire ce qu’il a déclenché chez moi est quasi impossible, comme je vous l’ai expliqué en introduction. Je peux juste vous donner comme indication le fait que j’ai utilisé d’innombrables post-its, achetés exprès pour l’occasion en plus, pour marquer chaque passage, phrase ou idée que je ne voulais pas oublier et que… je n’ai jamais fait ça pour AUCUN des livres que j’ai lus jusque là! Je sais aussi que de l’avoir à côté de moi en rédigeant cette chronique me donne une furieuse envie de replonger la tête la première dedans, et il est certain que ce sera un ouvrage que je relirai régulièrement par pur plaisir.

C’est volontairement que je n’ai pas souligné la beauté de l’objet-livre en lui-même car cet argument était pour moi dérisoire compte-tenu de la force de son contenu. Cependant, les amoureux des beaux livres ne seront pas déçus par la qualité du papier, l’aisance de manipulation du livre et les détails de la somptueuse illustration de couverture. A l’image de son contenu, l’aspect de L’infini dans un roseau est à la fois simple, complexe et significatif.

Mieux qu’un chef-d’œuvre à côté duquel tous les autres livres nous paraitraient fades et qui pourrait provoquer panne de lecture et peur du vide livresque, L’infini dans un roseau est un essai qui magnifie chacune de nos lectures passées et à venir car il leur donne un sens profond. En lisant, nous perpétuons une tradition vieille de plusieurs millénaires, nous contribuons à la renforcer, nous participons à l’histoire du livre et à sa survie à notre petite échelle. Nous VIVONS le livre et lui vit à travers nous, que nous l’aimions ou le détestions, qu’il dorme dans une pile à lire ou soit dévoré aussitôt sorti d’une librairie. Le livre raconte une histoire et nous lui en créons une collectivement et individuellement en l’achetant (ou pas), en le lisant (ou pas), en le collectionnant (ou pas), en le chroniquant (ou pas). C’est une relation puissante, forte, évolutive, toujours riche de sens et qui fonctionne dans les deux sens.

Voilà, c’est la fin de cette chronique qui a mis longtemps à mûrir et qui, je l’espère, saura vous convaincre de vous procurer cette merveille des éditions des Belles Lettres. N’hésitez pas à commenter cet article et à me dire si vous aussi, vous avez eu un coup de foudre absolu pour un livre qui a changé votre vision du monde.

« L’assassin du train – Les sœurs Mitford enquêtent, volume 1 », de Jessica Fellowes

Présentation de l’œuvre

Titre : L’assassin du train Les soeurs Mitford enquêtent, volume 1

Autrice : Jessica Fellowes

Éditeur : Le livre de poche

Parution : 9 Mai 2019

Statut : Premier tome d’une série de cosy mystery organisée autour du personnage fictif de Louisa Cannon, chaperonne des sœurs Mitford qui elles ont bel et bien vécu au début du XXème siècle.

EAN/ISBN : 9782253259909

Résumé : Louisa Cannon rêve d’échapper à sa vie misérable à Londres, mais surtout à son oncle, un homme dangereux. Par miracle, on lui propose un emploi de domestique au service de la famille Mitford qui vit à Asthall Manor, dans la campagne de l’Oxfordshire. Là, elle devient bonne d’enfants, chaperon et confidente des soeurs Mitford, en particulier de Nancy, l’aînée, une jeune fille pétillante à l’esprit romanesque. Mais voilà qu’un crime odieux est commis : une infirmière, Florence Nightingale Shore, est assassinée en plein jour à bord d’un train. Louisa et Nancy se retrouvent bientôt embarquées dans cette sombre affaire. S’inspirant d’un fait réel (le meurtre de Florence Nightingale Shore encore non élucidé à ce jour), ce roman captivant nous emmène dans l’Angleterre de l’entre-deux-guerres, des milieux défavorisés aux fastes de la High Society, à travers les déboires de Louisa, jeune servante d’origine modeste, et la soif d’aventure de Nancy, jeune aristocrate effrontée, toutes deux devenues complices et bien décidées à trouver l’assassin du train…

Qu’est-ce qui t’a amenée à lire L’assassin du train?

C’est encore une fois suite à une proposition de Ludivine des Lectures du Chatpitre que je me suis retrouvée embarquée dans l’aventure! J’avais déjà repéré cette série en me disant qu’elle avait l’air sympa mais je n’avais pas encore franchi le pas de l’achat. Je me disais en effet que rien ne pressait et que j’avais quand même de quoi faire côté lectures. Mais quand Ludivine m’a suggéré que nous lisions ce titre ensemble, j’ai saisi l’occasion et me le suis procuré, décision que je ne regrette absolument pas!

Une série policière à part

Les soeurs Mitford enquêtent est pour moi une série complètement à part dans l’univers des romans policiers, pour des raisons que j’évoquerai un peu plus loin, mais ce n’est pas un cosy mystery, bien qu’il puisse être rangé dans cette catégorie sur les étals des librairies. Je vous explique pourquoi.

Pour celleux qui ne le savent pas, le cosy mystery est un style de roman policier venu tout droit d’Angleterre. Les ingrédients d’un bon cosy sont les suivants : un personnage qui se réfugie ou habite dans la campagne anglaise se retrouve à enquêter un peu malgré lui sur un meurtre, soit en prêtant volontairement main forte à la police, soit en s’invitant dans l’enquête car la police n’est pas très douée. Les enquêtes sont légères, se déroulent dans un village de carte postale souvent isolé où tout le monde se connaît, où les méchants ne sont jamais très méchants et où le thé coule à flots. Pour résumer, le cosy est au roman policier ce qu’est le feel-good à la littérature : une lecture détente.

L’exemple le plus connu de cosy mystery est celui de la série Agatha Raisin de M.C. Beaton, dont le premier tome La quiche fatale est paru en Angleterre en 1992. Ce sous-genre existe donc depuis longtemps mais ne s’est importé en France que depuis quelques années, les premières traductions françaises d’Agatha remontant à 2016.

Or, nous assistons depuis 2020/2021 à une explosion de cette branche particulière du roman policier en France, ce qui conduit à mon sens à une utilisation abusive de l’appellation cosy mystery, celle-ci étant devenue très vendeuse. Ainsi, des romans policiers classiques sont rattachés à ce genre alors qu’ils n’en ont quasiment aucune des caractéristiques. C’est le cas par exemple de L’année du gel d’Agathe Portail, roman policier paru en 2017, réédité en poche il y a peu et présenté sur certains étals de librairie avec les cosy mystery alors qu’il n’en a aucune des caractéristiques sauf celle d’en reproduire très légèrement l’ambiance avec une tante qui materne un peu son neveu gendarme.

Selon moi, la série des Sœurs Mitford enquêtent souffre elle aussi de ce classement abusif dans cette catégorie. Certes, l’héroïne Louisa Cannon n’est pas policière ; elle mène l’enquête en étant secondée par Guy Sullivan qui n’appartient pas aux forces de police traditionnelles puisqu’il est officie pour les chemins de fer. Mais l’ambiance et l’intrigue sont très sombres (il est question de la Première Guerre mondiale et de ses atrocités), l’autrice nous fait ressentir l’insécurité que les femmes pouvaient ressentir à l’époque à travers l’épisode du bal notamment et il règne une tension permanente sur Louisa que son oncle bat et prévoit de prostituer avant qu’elle ne réussisse à s’enfuir : pour le côté cosy (« cocon » en français), on repassera!

A mes yeux, Les sœurs Mitford enquêtent est donc une série policière qui se déroule dans l’Angleterre de l’entre-deux-guerres, point. Elle illustrerait parfaitement un sous-genre qui pourrait s’intituler « roman policier historique inspiré de faits réels », au même titre que la série Les enquêtes des sœurs Brontë créée par Bella Ellis qui utilise le même ressort narratif (mêler la vie réelle des sœurs Brontë avec des enquêtes fictives en y ajoutant une touche de surnaturel).

Un savant mélange de réalité et de fiction.

Ce qui fait à mes yeux la grande force et l’originalité de cette série est qu’elle est fondée à 70% sur des faits réels. En effet, le meurtre utilisé dans le cadre de ce premier tome a réellement eu lieu. Il s’agit d’un fait divers qui n’a jamais été élucidé, celui de l’assassinat de Florence Nightingale Shore le 12 janvier 1920 dans le train partant de Londres et ayant pour destination Hastings. Tous les éléments décrits dans le roman sont tirés de la véritable enquête menée à l’époque. Les témoins, les noms, les faits, tout est fidèlement retranscrit par Jessica Fellowes.

Ensuite, les sœurs Mitford ne sont pas des personnages de fiction mais de vraies personnes qui ont vécu entre le début du XXème siècle et le début du XXIème : Déborah, la plus jeune des sœurs, est morte en 2014. Nancy, Pamela, Diana, Unity, Jessica, Déborah et leur unique frère Thomas sont nés entre 1904 et 1920 et ont eu des vies plutôt mouvementées et très différentes. L’autrice fait donc coïncider avec bonheur la chronologie de la vie des Mitford avec celle du fait divers.

Née en 1904 et aînée de la fratrie, Nancy a 16 ans au moment du meurtre de Florence Nightingale Shore, âge que lui prête Jessica Fellowes dans ce premier volume, et il est naturel qu’à cet âge et compte-tenu des nombreux enfants de la maisonnée, une gouvernante soit nécessaire. C’est là que le personnage fictif de Louisa Cannon entre en scène. Il est de notoriété publique que les gouvernantes se sont succedées dans la maison Mitford et que l’éducation des enfants a été assez approximative, bien qu’ils soient issus d’une famille de la haute société britannique. Il était donc facile et logique de faire de Louisa, l’héroïne de la série en duo avec Nancy, une gouvernante en charge de toute la fratrie.

L’autrice réussit donc un savant mélange entre réalité et fiction. Les personnages ayant existé sont retranscrits avec fidélité et l’ajout de Louisa, de sa famille et de Guy Sullivan, le policier des chemins de fer aspirant policier tout court, se fait assez naturellement.

Des personnages attachants, une intrigue complexe et bien menée.

Dans L’assassin du train, qui est donc le premier tome de sa série, Jessica Fellowes met l’accent sur les personnages de Louisa, Guy et Nancy que nous retrouverons dans les volumes suivants.

Louisa Cannon est un personnage à l’histoire trouble et assez lourde à porter. Nous apprenons dès le début qu’elle a perdu son père, qu’elle vit avec sa mère qui est blanchisseuse et que son oncle est un homme violent qui l’a formée dès son plus jeune âge à devenir pickpocket et veut la prostituer pour payer ses dettes. Il vit avec sa mère et elle sans contribuer au quotidien. C’est en cherchant à le fuir qu’elle se retrouve dans le train où Florence Nightingale Shore est assassinée. Elle rencontre sur le quai de la gare Guy Sullivan, un policier des chemins de fer intelligent, qui va chercher à comprendre ce qu’il s’est passé dans le train en dépit des ordres de ses supérieurs et alors même que l’enquête a été menée à son terme, sans conclusion satisfaisante selon lui. Pour rappel, dans la réalité, le meurtre de Florence Nightingale Shore est resté irrésolu. Louisa de son côté va réussir à se faire embaucher comme gouvernante des enfants Mitford et le lien avec l’infirmière assassinée se fait par la cuisinière de la maison dont la sœur était en relation avec elle.

Ce fait divers et le lien double le rattachant à la maison Mitford (via la cuisinière et via Louisa) va exciter l’imagination déjà très fertile de Nancy, l’aînée de la fratrie, jeune fille de seize ans particulièrement vive d’esprit mais également assez frivole. Elle se prend au jeu de l’enquête et cherche à comprendre ce qu’il s’est passé, avec l’aide de Louisa qui est devenue entre temps sa confidente. Les deux jeunes femmes, aidées de Guy qui a succombé au charme de Louisa, vont peu à peu dénouer les nœuds de l’enquête et la résoudre officieusement.

La vivacité de Louisa et Nancy, l’intelligence timide de Guy ainsi que la complexité du principal suspect sont pour beaucoup dans la réussite de ce premier roman, qui pose les bases de la série. Nous entrons dans un univers assez dense et sombre, où les intrigues sont plus complexes qu’il n’y paraît de prime abord et où les personnages sont attachants.

Quelques invraisemblances et une fin un peu facile

Le seul élément à déplorer dans ce roman concerne les quelques invraisemblances et facilités que se permet l’autrice tout au long de son récit. On citera notamment la résolution on ne peut plus légère, en tous cas à mes yeux, de la situation entre Louisa et son oncle. Celui-ci est donc un homme violent, qui parasite la vie de sa belle-soeur et de sa nièce, les bat, les vole et prévoyait de prostituer Louisa pour régler ses dettes de jeu. Lorsqu’elle réussit à s’enfuir et à se faire embaucher chez les Mitford, elle doit couper les ponts avec sa mère pour qu’il ne la retrouve pas mais elle finit quand même par craquer et il arrive à savoir où elle habite. Il décide donc de s’installer dans le village à côté de la demeure de campagne des Mitford, ce qui terrifie Louisa qui craint que la réputation de son oncle ne vienne ternir la vie qu’elle s’est reconstruite. Cette situation qui semble donc inextricable est en fait résolue par le principal suspect dans l’enquête menée par Louisa et Nancy, qui ira simplement « discuter » avec l’oncle, sans que l’on connaisse la teneur de leur discussion, et cela suffira pour que l’oncle décide de laisser tranquille nièce et belle-sœur pour s’engager dans l’armée… Pourquoi pas? Mais c’est un peu court pour moi!

L’arrivée de Louisa dans la famille Mitford est également assez peu crédible puisqu’elle rate, à cause de son oncle, son premier entretien d’embauche pour la famille. Elle se présente malgré tout à leur demeure de campagne avec un jour de retard, sans affaires et après avoir marché plusieurs heures. Bien qu’elle ait rencontré au préalable Nancy grâce à une de ses amies qui la lui a présentée et que cette amie l’a recommandée auprès des Mitford, il paraît néanmoins peu crédible que Louisa ait pu être recrutée aussi « facilement » en se présentant de façon aussi cavalière. L’urgence d’un recrutement pour gérer les enfants peut justifier son engagement mais dans la haute société anglaise de l’Entre-deux-Guerres, il fallait quand même un peu plus de recommandations.

Enfin, le dénouement est assez facile (je n’insiste pas dessus pour ne pas spoiler).

Ceci étant dit, ces invraisemblances et facilités n’ôtent rien à la qualité du récit et contribuent même à lui donner un petit côté suranné très plaisant! J’ai donc hâte de me plonger dans la suite des enquêtes des sœurs Mitford et de lire leur biographie!

N’hésitez pas à me dire en commentaires si vous avez lu cette série et si elle vous a inspiré le même ressenti que moi!

« Une saison à la petite boulangerie », de Jenny Colgan (La petite boulangerie tome 2)

Présentation de l’œuvre

Titre : Une saison à la petite boulangerie

Autrice : Jenny Colgan

Édition : Pocket

Parution : 6 avril 2017

Statut : Deuxième volet d’une trilogie organisée autour du personnage de Polly Waterford, une jeune citadine qui décide de s’exiler sur une île isolée et découvre que sa passion pour le pain peut devenir son mode de vie. Le premier tome est intitulé La petite boulangerie du bout du monde et le troisième Noël à la petite boulangerie.

EAN/ISBN : 9782266273145

Résumé : Polly Waterford coule des jours heureux sur la paisible île de Mount Polbearne. Sa petite boulangerie connaît un franc succès : les habitants du village continuent de s’y presser et un journal régional souhaite même la sélectionner dans son prochain guide ! Polly est aussi comblée par son histoire d’amour avec Huckle, le séduisant Américain qui a su conquérir son cœur. Les deux amoureux se sont installés ensemble dans le grand phare qui domine l’océan. Malheureusement, lorsque le nouveau propriétaire de la boulangerie de Polly débarque sur l’île avec une lueur malicieuse au fond des yeux, celle-ci réalise soudain que son bonheur est bien fragile. Et le départ précipité de Huckle pour les États-Unis ne l’aide guère à envisager l’avenir avec sérénité. Face à cette nouvelle tempête qui se prépare, Polly va devoir se battre pour ne pas laisser sa vie prendre l’eau. Réussira-t-elle à surmonter les obstacles qui se dressent sur sa route ?

Qu’est-ce qui t’a amenée à lire Une saison à la petite boulangerie?

En étant parfaitement honnête, je dois bien avouer que les romans feel-good comme celui de Jenny Colgan ne sont pas ma tasse de thé. D’une manière générale, je n’aime pas les histoires trop lisses, trop romancées, trop « tout le monde est gentil ». J’ai besoin qu’un récit me tienne en haleine, qu’il y ait de vrais rebondissements, de l’action, du réalisme bref beaucoup de choses qui ne figurent pas toujours dans les feel-good. Cependant, un ensemble d’éléments ont fait qu’Une saison à la petite boulangerie a croisé ma route et que la cohabitation s’est plutôt bien passée.

Pour commencer, je ne déteste pas foncièrement les romances : tout dépend de la façon dont elles sont écrites et des héroïnes. Quand j’étais adolescente, j’empruntais à la bibliothèque municipale de mon village les romans d’Alexandra Ripley dont certains m’ont laissé une impression si forte qu’une fois adulte, je me les suis procuré (Scarlett, Pour tout l’or du Sud). C’est le cas également pour Les oiseaux se cachent pour mourir de Colleen McCullough et Dans un grand vent de fleurs de Janine Montupet. Tous ont en commun d’avoir des personnages féminins très forts et indépendants. Plus tard, j’ai découvert Katarina Bivald et sa Bibliothèque des cœurs cabossés, dont je ne me rappelle plus très bien mais que je garde précieusement car je sais que je l’ai aimé. Enfin, j’ai encore en attente de lecture les deux premiers Bridget Jones qui ont survécu à plusieurs déménagements et à mon énorme tri de livres de 2019 parce que j’ai bien aimé les films et que je veux arriver à lire les romans.

A ce contexte général se sont ajoutés mon humeur et mes objectifs du moment. J’ai en effet décidé en 2022 d’ouvrir davantage mes horizons littéraires en sortant de ma zone de confort polars/thrillers et d’explorer de nouveaux genres. Je voulais aussi savoir à quel endroit exactement placer mon curseur de goût pour les romans feel-good dont j’ai finalement lu très peu d’exemples jusqu’au bout. J’ai ainsi abandonné Demain est un autre jour de Lori Nelson Spielman ainsi que La charmante librairie des jours heureux, de Jenny Colgan (!) dont j’ai même possédé à une époque La petite boulangerie du bout du monde (le tome 1 de la présente lecture donc, oui, oui!) que je n’ai jamais ouvert et qui a été évacué sans pitié lors de mon tri de 2019.

Enfin, ce qui a fini de me décider était que ce roman était proposé en lecture commune par ma copine Ludivine du blog Les lectures du chatpitre et qu’il était disponible à ma médiathèque! L’avantage d’une lecture commune est que la présence du groupe peut nous aider à dépasser un blocage et ainsi finir un livre. Cela a été particulièrement vrai pour la LC précédente de Ludivine, le recueil 13 à table 2021 pour lequel tous les membres du groupe de lecture ont été déçues tant il était sombre et en décalage avec la thématique annoncée. Ludivine a donc proposé Une saison à la petite boulangerie pour contrebalancer ce mauvais ressenti car elle l’avait dans ses livres en attente, qu’il était facile de se le procurer et qu’il s’agissait d’une lecture légère!

Mon avis sur Une saison à la petite boulangerie

Honnêtement, c’était une lecture sympathique mais sans plus. Elle a pu profiter d’une certaine indulgence de ma part et d’un moment (très court) en janvier 2022 où mon humeur correspondait à ce type de roman. Je suis contente de l’avoir lu mais ce n’est clairement pas un coup de coeur! Suivez-moi, je vous explique.

Pour commencer, j’ai trouvé le roman long. Très long. Avec 483 pages, on commence à avoir un joli pavé livresque! Le problème est que sur ces presque 500 pages, on pouvait facilement en évacuer la moitié sans que le récit ne perde en cohérence. De nombreuses scènes n’ont pas d’utilité particulière, notamment toute la partie sur le revers de fortune des amis de Polly et Huckle. L’essentiel de l’action et du suspense se situent dans la seconde partie du roman, aux environs des 150è-200è pages. Il faut donc tenir jusque-là, d’où l’intérêt de la LC : celles qui comme moi étaient dubitatives ont été motivées par les autres membres du groupe! J’ai ainsi pu aller au-delà du début peu intéressant (pour moi) du livre et enfin entrer dans l’histoire. Je ne peux cependant que constater avoir lu d’autres romans bien plus courts mais beaucoup plus attrayants et captivants.

Le style de Jenny Colgan permet heureusement une lecture fluide. Elle écrit bien, sans que cela ne soit non plus phénoménal. Si je me suis ennuyée, c’est plus par manque d’action dans le récit : il se passe finalement peu de choses dans cette Saison à la petite boulangerie. En substance, tout va bien pour Polly au début du roman puis il se passe quelque chose qui fait que toute sa vie déraille et au final, tout s’arrange et redevient comme avant. On voit arriver les péripéties à des kilomètres, certaines sont exagérées pour leur donner une importance que même les personnages ne leur accorde pas (la perte de fortune des amis de Polly par exemple) et on sait d’avance que tout va finir par s’arranger.

Mais comment peut-on le savoir me direz-vous? Tout simplement parce que tout dans ce roman transpire la gentillesse et les bons sentiments, à l’exception bien sûr du méchant fils de la propriétaire, idiot, cupide, vindicatif et macho (oui, oui, tout ça en même temps!) et, dans une moindre mesure, de Dubose, le petit frère d’Huckle, volage et irresponsable. Au passage, vous relèverez l’originalité des prénoms donnés par l’autrice à ses personnages! Il y en a plein d’autres mais j’avoue les avoir déjà oubliés. Les ficelles du scénario sont énormes et prévisibles, des situations pourtant complexes ou présentées comme telles sont résolues en un claquement de doigts et d’autres sont tout simplement invraisemblables ou inutiles. Ainsi, on ne voit pas trop ce que vient faire à Polbearne la veuve de celui qui était l’amant de Polly dans le premier roman. Le méchant fils de la propriétaire finit par laisser la boulangerie à Polly après une histoire totalement invraisemblable de détournement d’argent pour l’achat d’une trompette et Flora, l’aide pâtissière de Polly au physique ingrat, se transforme en bombe lors d’une soirée sans que l’on sache trop comment cela est possible!

Le décor et les personnages sont également très caricaturaux, avec le joli petit village de carte postale sur la petite île isolée, Polly la gentille boulangère que tout le monde aime, Huckle le beau géant Américain généreux, son frère cadet volage et irresponsable, le méchant idiot et vindicatif, le riche couple d’amis flambeurs qui finit par perdre sa fortune, et j’en passe. J’ai trouvé Polly agaçante dans l’ensemble, à s’inquiéter puis à se plaindre et à subir sans rien dire les brimades du fils de la nouvelle propriétaire de la boulangerie. Huckle est très américain, à repartir dans son pays tel un chevalier servant pour à la fois aider sa belle-sœur enceinte tout en gagnant l’argent qui leur permettra à lui et Polly d’entretenir correctement leur phare. Le seul « personnage » que j’ai vraiment trouvé attachant est Neil le macareux, d’où la présence d’une peluche de macareux sur ma photo, souvenir de mon voyage en Islande :-)! Ce petit animal têtu est adopté par Polly et Huckle malgré le fait qu’il ne soit pas « domesticable » d’après le vétérinaire du village. C’est clairement par lui que passe le peu d’émotions que ce roman a pu me procurer et il est également l’auteur de la seule action réelle dans les 150-200 premières pages ennuyeuses que j’ai mentionnées plus haut.

Pour résumer mon ressenti, Une saison à la petite boulangerie est un feel good basique et caricatural, plutôt bien écrit même s’il y a des longueurs. Il m’a convenu au moment où je le lisais car je recherchais une lecture légère, sans prise de tête. Cependant, il ne me laissera pas un souvenir impérissable et je ne pense pas que ce soit le meilleure exemple de feel good qui existe. D’après les chroniques et commentaires que j’ai pu lire en préparant cet article, il semblerait même que le tome 1 de la saga soit nettement meilleur. Je vous laisse donc vous faire votre propre opinion et m’indiquer en commentaires ce que vous pensez de cette saga car je n’en lirai pas d’autres volumes!

« Jane Eyre », de Charlotte Brönté

Présentation de l’œuvre

Titre: Jane Eyre

Autrice: Charlotte Brontë (traduction et préface par Henriette Guex-Rolle)

Éditeur: Éditions Rencontre Lausanne

Parution: 1960

Nombre de pages: 377

Résumé: Orpheline, Jane Eyre est recueillie à contrecœur par une tante qui la traite durement et dont les enfants rudoient leur cousine. Placée en pension, elle y reste jusqu’à l’âge de dix-huit ans. Elle devient alors gouvernante pour le noble M. Rochester, dont elle tombe bientôt amoureuse. Mais la vie de cet homme ombrageux est entourée de tragique et de mystère et Jane tient à son indépendance.
Ce roman autobiographique est le chef-d’œuvre de Charlotte Brontë, qui tient une place à part dans la production féminine du XIXème siècle. Elle nous livre en effet un portrait de femme forte qui s’affranchit des contraintes et trouve l’amour et son égal après d’âpres luttes, le tout écrit avec une plume intemporelle et passionnée qui fascine toujours les lectrices et lecteurs du monde entier.

Qu’est-ce qui t’a poussée à lire « Jane Eyre » ?

Tout est parti d’une lecture commune organisée par Charlène du compte Instagram @des.livres.et.des.gens.heureux. Elle a proposé en décembre 2021 de lire Le journal de M.Darcy d’Amanda Granger qui a très vite débouché sur la lecture/relecture d’Orgueil et préjugés et de fil en aiguille, l’idée a germé de relire des classiques sur 2022, ce qui correspondait à l’une de mes envies pour cette nouvelle année. Jane Eyre est assez rapidement venu sur le tapis et a été choisi pour le mois de janvier. Comme je connaissais déjà l’histoire et que j’avais le roman chez moi, j’ai foncé!

Mais me direz-vous, « comment connaissais-tu l’histoire si tu n’avais pas lu le roman »? Il faut savoir que ma découverte de Jane Eyre est assez atypique!

J’ai en effet découvert le roman de Charlotte Brontë en premier lieu par l’adaptation cinématographique qu’en a faite Franco Zeffirelli avec Charlotte Gainsbourg et William Hurt qui sont pour moi les incarnations parfaites de Jane Eyre et Edward Rochester. Est-il bien utile alors de vous préciser que j’ai adoré ce film et le personnage de Jane elle-même à laquelle je me suis tout de suite identifiée? La présence du DVD sur la photographie en témoigne. Son indépendance d’esprit, son calme, sa répartie, sa passion maîtrisée, tout m’a plu chez elle. Mais curieusement, je n’ai jamais cherché à me procurer le roman ou à le lire à l’époque. Ce n’est que bien plus tard et complètement par hasard que je suis tombée chez ma libraire d’occasion, Christine d’Expression Livres, sur le bel exemplaire des Éditions Rencontre Lausanne que vous voyez en photo. Je n’ai pas hésité une seule seconde à l’acheter avec Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë que Christine possédait aussi dans la même édition. Je me suis dit à l’époque que ce serait de beaux livres à avoir et que l’occasion se présenterait bien un jour de les lire.

J’avais entre temps occupé plusieurs postes de professeure documentaliste qui m’ont permis de m’initier à la lecture de mangas, les adolescents en étant friands, et d’y prendre goût moi aussi. Sur les conseils d’une collègue et amie, j’ai découvert les éditions Nobi Nobi qui adaptent en mangas les grands classiques de la littérature. J’ai ainsi un jour trouvé l’adaptation de Jane Eyre dans les rayonnages de ma librairie : je l’ai acheté et lu tout de suite. J’ai donc vu le film et lu le manga avant de lire le roman!

Un groupe de lecture, plusieurs versions du roman

L’un des avantages des lectures communes de classiques comme celui de Charlotte Brontë est que, lorsqu’il n’y a pas d’édition commune imposée, on découvre la variété des éditions existantes en circulation et ornant les rayonnages des bibliothèques. Nous étions nombreuses à participer à cette lecture commune, environ une vingtaine de mémoire, et nous avions quasiment toutes des éditions différentes, la mienne étant une des plus anciennes.

Il semble toutefois que j’ai été une des rares à avoir une version aussi courte du roman. Les versions de mes compagnes de lecture comportaient au minimum le double de pages par rapport à la mienne et beaucoup d’entre elles ont trouvé la lecture pénible. Je pense donc avoir une traduction simplifiée et écourtée du roman, ce qui ne serait pas étonnant au vu de l’année de publication (1963). A cette époque en effet, les éditeurs se souciaient moins de coller au plus près du texte original, comme cela peut être le cas aujourd’hui. Je songe donc à me procurer la version originale en anglais de Jane Eyre, dans une jolie édition, afin de pouvoir comparer les récits et voir si la version d’origine correspond bien à mon ressenti de lecture sur la traduction française d’Henriette Guex-Rolle.

Un roman qui n’a pas pris une ride.

Une chose est sûre : j’ai dévoré mon exemplaire de Jane Eyre en quelques heures à peine et le « faible » nombre de pages n’est pas en cause! En effet, l’écriture, les personnages, les situations, tout peut être transposé de nos jours sans souffrir d’un manque de modernité. Le style de Charlotte Brontë est à mes yeux équivalent à celui de Jane Austen, l’ironie en moins cependant. Ces deux autrices anglaises du XIXè siècle ont en effet chacune une plume très dynamique, avec des phrases simples mais parfaitement ciselées pour peindre un paysage ou animer un personnage en quelques mots. Pas de lourdeur ou de formules alambiquées pour décrire les tourments de l’amour, pas de pathos exagéré pour bien montrer que Jane est une pauvre orpheline que la vie n’épargne pas. Charlotte Brontë préfère montrer tout cela simplement, à travers quelques épisodes structurants bien choisis et sans jamais en faire trop. Les quelques scènes de harcèlement par son cousin au début du roman sont en nombre juste suffisant pour que l’injustice que subit Jane soit montrée sans exagération, et le même procédé est répété tout au long du roman. Cette apparente simplicité associée à une justesse de ton présente dans tout le récit permettent une lecture fluide et agréable, malgré la lourdeur de l’histoire racontée et l’ambiance pesante qui règne sur Thornfield, le manoir de Rochester où Jane exerce comme gouvernante.

Des personnages et un couple modernes

Au vu des épreuves qu’elle traverse durant son enfance et sa prime jeunesse (la mort de ses parents, une tante et des cousins qui la détestent, un pensionnat insalubre où sa meilleure amie trouve la mort), Jane aurait pu être un personnage colérique et rebelle à toute forme d’autorité ou au contraire geignard et fataliste. Or, ce n’est pas le cas. Charlotte Brontë nous montre bien que Jane passe par l’étape de la colère lorsqu’elle est envoyée au pensionnat par sa tante et déclare à celle-ci qu’elle ne l’aime pas, ou encore lorsque le pasteur de Lowood l’humilie et la punit devant toutes ses camarades et enseignantes en la présentant comme une mauvaise personne. Cependant, Jane finit par comprendre, au contact de son amie Helen Burns puis de son enseignante Miss Temple, que la colère n’est pas utile et ne permet pas d’avancer. Elle garde toutefois un fonds de rébellion qui transparaît dans sa grande indépendance à la fois d’esprit et de style de vie, trait de personnalité qui m’a tout de suite plu chez elle. En effet, pas question pour Jane de trouver un mari dont elle dépendra pour vivre. Elle préfère travailler comme institutrice pour subvenir à ses besoins. De même, elle est lucide sur son statut de gouvernante pauvre, ce qui lui permet de garder les pieds sur terre lorsqu’Edward Rochester commence à montrer des signes d’attachement envers elle. Elle est également franche, honnête et a une grande force morale qui, malgré sa jeunesse et sa relative ignorance de la vie (elle a 18 ans lorsqu’elle est recrutée pour travailler à Thornfield), lui permet de résister aux supplications de Rochester lorsque celui-ci lui demande de rester après la révélation de l’existence de sa femme. Enfin, sa nature généreuse s’exprime pleinement lorsqu’elle découvre que les Rivers, qui l’accueillent après sa fuite de Thornfield, sont en réalité ses cousins et qu’elle a hérité de son oncle une somme confortable. Elle choisit de partager son héritage avec eux car la famille a plus d’importance à ses yeux que la richesse.

Edward Rochester, de son côté, est le second fils d’une famille noble. D’un caractère ombrageux, il séjourne peu à Thornfield, manoir dont il a hérité à la mort de son père et de son frère aîné. Il a une vingtaine d’années de plus que Jane lorsqu’ils se rencontrent et est le tuteur d’une petite fille, Adèle, pour l’éducation de laquelle Jane est engagée. Ce personnage au départ assez mystérieux finit par se dévoiler par petites touches, au fur et à mesure de ses interactions avec Jane qu’il provoque lui-même, celle-ci étant parfaitement consciente des limites de son rôle de gouvernante. Rochester passe ainsi par Adèle pour justifier leur première conversation, interrogeant Jane sur les progrès réalisés par l’enfant et en profitant pour la questionner sur son parcours. Son attitude vis-à-vis de Jane, que ce soit en tant qu’homme ou maître de maison au XIXème siècle, est assez ouverte d’esprit pour l’époque puisqu’il lui demande son avis sur de nombreux sujets, lui confie beaucoup d’évènements douloureux de sa vie passée, a en elle une confiance absolue, accepte qu’elle s’absente pour aller voir sa tante mourante et tient à ce qu’elle soit présente lors des soirées qu’il donne, même si le motif n’est pas très louable. Son plus grand tort est d’avoir caché son statut marital et d’avoir essayé de passer outre sans en avertir Jane elle-même. Il expie cette faute dans la douleur en perdant d’abord Jane qui refuse de devenir sa maîtresse, puis la vue, une main et son domaine dans l’incendie provoqué par sa femme elle-même, qui mourra à ce moment-là. Cette souffrance le met sur un pied d’égalité avec Jane, faisant à mes yeux de ce couple l’un des plus équilibrés qui soient dans la littérature.

Une relation toxique ? …

J’ai vu passer une courte vidéo selon laquelle la relation entre Rochester et Jane était toxique car il l’abandonnait sans lui dire où il allait (lorsqu’il est parti chercher la bonne société autour de Thornfield pour tenir réception), provoquait ensuite ses sentiments (donc la manipulait) pour qu’elle l’aime en retour et lui mentait sur un point crucial de sa vie, à savoir le fait qu’il est déjà marié. Personnellement, je n’adhère pas à cette vision qui réduit la portée du personnage de Jane, bien plus indépendante qu’il n’y paraît comme vu plus haut, et surtout néglige totalement le contexte de l’époque où se déroule cette romance.

En effet, au XIXè siècle, l’importance des classes sociales et de la fortune n’est pas à négliger, à la fois dans la façon de se tenir en société et dans la « fabrication » des couples, si je peux m’exprimer ainsi. On oublie trop souvent et trop vite qu’à cette époque, bon nombre de mariages étaient arrangés et que l’amour tenait peu de place dans ce que l’ont peut appeler des tractations conjugales. Ainsi, une famille noble mais désargentée pouvait forcer ses enfants à épouser les héritiers d’une dynastie moins bien née mais fortunée. Edward Rochester lui-même est victime de ce système : son père, trop avare pour partager sa fortune entre ses deux fils mais refusant d’avoir un fils pauvre, choisit de le marier avec l’héritière d’une riche famille de Jamaïque, Bertha Mason, sans se soucier de ce que souhaite Edward et sans même lui présenter sa future femme qui s’avère être une folle furieuse.

De la même façon, le statut d’une gouvernante était assez particulier car elles étaient considérées comme légèrement supérieures aux domestiques classiques dont elles pouvaient parfois venir renforcer les effectifs mais leur extraction sociale n’en faisaient pas pour autant une compagnie digne de la catégorie des maîtres car elles étaient souvent pauvres. Présenter Rochester comme un manipulateur de sentiments sans considération pour Jane est donc une analyse erronée qui ne tient pas compte du poids des conventions sociales de l’époque. Orpheline pauvre, Jane est la gouvernante d’Adèle, une enfant dont Rochester est le tuteur et dont il est possiblement le père, même s’il en doute fortement, comme il le dit à Jane. De son côté, Rochester est issu d’une famille noble et fortunée et est l’employeur de Jane. Dans la société corsetée du XIXè siècle, leur relation est tout simplement impossible. Jane ne peut pas s’autoriser à tomber amoureuse car les conventions sociales font qu’elle ne peut et ne doit pas voir Edward Rochester autrement que comme son employeur et lui-même ne peut se déclarer amoureux car elle est pauvre, de basse extraction et son employée.

Par conséquent, les quelques reproches de la vidéo que je mentionne plus haut s’expliquent facilement si l’on tient compte de ce contexte social. Jane n’est pas « abandonnée » par Rochester : elle n’a juste pas à recevoir d’explications de la part de son employeur sur ses allées et venues, elle est la gouvernante de sa pupille, pas son épouse. Ses sentiments ne sont pas « manipulés » par Rochester pour qu’elle tombe amoureuse de lui : elle est déjà sensible à son charme et à sa personnalité avant même ses manœuvres mais sa position de gouvernante lui interdit d’espérer quoi que ce soit et elle reste lucide, ce qu’elle répète à plusieurs reprises dans le roman. Rochester doit donc la « forcer  » à dévoiler ses sentiments pour lui car, si lui a plus de latitude pour se dévoiler (sa richesse et sa position sociale aident), elle ne peut absolument pas le faire. Il faudra d’ailleurs que Rochester aille jusqu’au bout de sa comédie, qu’il lui fasse une déclaration d’amour enflammée et qu’il la répète à plusieurs reprises pour qu’elle finisse par le croire, preuve s’il en est du poids du carcan social qui pèse sur elle. Enfin, le mensonge concernant le statut marital de Rochester relève plus de la trahison que de la manipulation, et il s’explique en partie par les circonstances du mariage arrangé par le père d’Edward.

… Oui, mais pas celle que l’on croit!

La seule relation toxique que j’ai trouvée dans ce roman est celle existant entre Jane et son cousin St John Rivers. Celui-ci est le clergyman d’une paroisse assez éloignée de Thornfield. Avec ses sœurs, il recueille Jane après sa fuite et lui trouve un travail d’institutrice dans le village voisin. Si Edward Rochester avait un ascendant sur Jane, il était dû à son âge et à sa plus grande expérience de la vie mais il ne lui faisait pas sentir qu’elle était inférieure. St John est d’une toute autre trempe : il cherche dès le départ à modeler le caractère de Jane pour en faire son épouse lorsqu’il partira comme missionnaire dans les Indes, son objectif de vie. Pour cela, il la force à apprendre des langues étrangères, passe beaucoup de temps avec elle pour vérifier ses connaissances religieuses et, lorsqu’il lui propose de devenir son épouse en lui expliquant de façon froide et clinique tout l’intérêt qu’il y trouvera, il n’accepte pas son refus pourtant argumenté et sa proposition alternative de partir avec lui en tant que sœur. Il exerce une pression psychologique sur elle en ne lui parlant plus après son refus, jouant ainsi avec son empathie, et revient à la charge à plusieurs reprises, traitant Jane comme une enfant récalcitrante. Même les sœurs de St John s’offusquent de son attitude butée.

Le personnage de St John est celui qui m’a le plus rebuté parmi toute la galerie présentée dans ce roman. Il représente l’essence même du religieux tellement enfermé dans sa logique de dévouement qu’il en oublie les fondements même de sa religion : l’altruisme et la bonté. Son attitude condescendante envers Jane et ses sœurs est typique de l’époque mais assez difficile à lire calmement aujourd’hui. Il n’acceptera jamais la décision de Jane de rejoindre et d’épouser Rochester et mourra en mission, seul.

Mon avis sur Jane Eyre : un diamant parmi les classiques

Jane Eyre fait désormais partie de ma short-list des meilleurs classiques de tous les temps, aux côtés d’Orgueil et préjugés, Raisons et sentiments et Autant en emporte le vent et je suis plus que ravie d’avoir enfin lu ce roman. C’est une œuvre brillante, magnifiquement écrite et qui n’a pas pris une ride. La relation entre Jane et Edward Rochester est l’une des plus égalitaires qui soit dans la littérature, avec un jeu de miroir saisissant entre les deux personnages : une Jane orpheline, pauvre et subissant des épreuves au début de sa vie puis trouvant fortune, position sociale, famille et amour face à un Edward riche et entouré qui traverse une série d’épreuves l’amenant à perdre sa fortune, ses amis et domestiques et Jane, l’amour de sa vie. Les deux se retrouveront sur un pied d’égalité en termes d’épreuves traversées, de position et de fortune à la fin du roman. Enfin, Jane est l’un de mes personnages littéraires favoris, avec Elizabeth Bennett, Marianne Dashwood et Scarlett O’Hara, toutes des femmes fortes qui arrivent à s’imposer malgré une époque qui leur est défavorable à tous points de vue.

Je ne peux donc que vous recommander de vous lancer dans la découverte de cette œuvre majeure de la littérature britannique du XIXème siècle!